...vu au travers du prisme des théories micro-économiques
Author: Marine Maffre Maucour, Operations Director, Paris, France.
Résumé
Le Contract Management, tel qu’il a notamment émergé ces deux dernières décennies sur les projets, est profondément empreint de pragmatisme et, en tant que composante de la gestion de projet demandant des compétences transverses, il est plus facilement confié à des professionnels reconnus qu’à de jeunes diplômés. Nous comprenons donc que cette discipline bénéficie de réflexions pratiques mais peine à trouver un ancrage académique au-delà de l’enseignement classique de gestion de projet et des techniques de négociation.
Or, les économistes contractualistes ont cherché à rendre compte de l’organisation interne des entreprises. Les théories microéconomiques ont théorisé les relations propres à ces organisations, en particulier « la théorie des incitations »1. La relation client – fournisseur se trouve éclairer par l’apport de ces travaux.
L’attribution du « prix Nobel d’économie »2 à Oliver Hart et Bengt Holmström en 2016 – deux économistes dont les travaux s’inscrivent au plus près de l’entreprise – met en lumière des travaux menés sur la théorie du contrat. Le jury a notamment salué le développement par les deux économistes d’un « cadre exhaustif d’analyse des multiples aspects du contrat ».
Nous proposons ici de nourrir une réflexion qui s’appuie sur les contributions théoriques et empiriques de ces économistes pour ancrer, sous un éclairage nouveau, les pratiques du Contract Management.
Théorie proche de la théorie des jeux qui met en lumière les moyens employés par un agent économique pour inciter un autre agent qui dispose d'une information à la lui dévoiler.
Le terme « prix Nobel d’économie » est impropre puisqu’il s’agit en réalité du « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel confondu à tort avec le « prix Nobel ».
Asymétrie d’information et incertitude au cœur des relations contractuelles
La théorie des contrats repose sur un principe de base qui se traduit par une interdépendance pouvant prendre plusieurs formes. Il s’agit de la relation dite « d’agence » dans laquelle une entreprise (décrite par les économistes comme le mandant ou principal) confie la gestion plus ou moins complète de ses intérêts à une autre entreprise (l’agent ou le mandataire). Cette théorie de l’Agence constitue une base de réflexion féconde pour la gestion des contrats.
Avant d’aller plus avant, il convient de préciser que, bien que la relation d’agence soit davantage utilisée pour expliquer les relations internes qui régissent les entreprises, elle semble tout à fait transposable à la relation entre clients et fournisseurs.3
En effet, la relation client – fournisseur se caractérise, tout comme les relations intra-entreprises, par une asymétrie d’information. Le client confie l’exécution d’un produit, d’un service ou d’un projet à un fournisseur qu’il estime plus compétent que lui en la matière et auquel l’expérience confère le caractère de sachant « most knowledgeable party ». La décision du client d’externaliser l’exécution de ce produit, service ou projet résulte alors d’un arbitrage coût / compétence par rapport à son besoin initial.
Dans un tel contexte, la difficulté première consiste à établir le juste prix pour la prestation que le client souhaite acquérir et ce, en fonction des équivalences disponibles sur le marché (étude de marché, benchmark) mais aussi de l’information dont il dispose concernant les compétences du fournisseur lui-même (retour d’expérience, réputation).
Cette relation, résultat de l’asymétrie informationnelle, appelons-là ainsi, peut alors entraîner des dérives. En particulier le client pourrait ne pas choisir le meilleur co-contractant faute de visibilité : ce phénomène est appelé la sélection défavorable.4
L’asymétrie d’information influence ainsi la relation client – fournisseur en amont de la signature du contrat : plus un client dispose d’une bonne visibilité sur les compétences disponibles sur le marché, plus sa propension à payer pour remplir son besoin sera forte.5 Nous pouvons même ajouter que plus le client est sachant et plus il est nécessaire pour lui d’avoir cette visibilité sur les compétences pour le convaincre de payer le prix fort. A l’inverse, si l’incertitude est grande, le client aura tendance à rechercher à contractualiser la relation à un prix moindre car il existe un risque plus élevé que la prestation ne soit pas dûment honorée (non-qualité, délais…).6
De la même manière, une fois le contrat signé « la maximisation de son intérêt individuel »7 par un cocontractant au détriment de l'intérêt du projet - ou des intérêts des autres parties au contrat - peut mettre en péril le projet. En cela, il est essentiel qu’une réflexion sur une juste répartition des risques soit menée en amont de la signature. Il semble alors adéquat que le risque soit attribué à la partie la mieux placée pour contrôler et gérer le risque et pour en soutenir les conséquences. On retrouve à cet égard une préconisation adoptée par certains modèles de contrats standards tels que ceux édités par la Fédération internationale des ingénieurs-conseils (Fidic).
Pourtant, selon son niveau de connaissance et d’information, un client pourra avoir tendance à se décharger, y compris de certaines de ses obligations, sur le fournisseur ou au contraire être tenté de faire preuve d’ingérence. Le client conserve ainsi toujours une incertitude concernant le niveau de compétence de son constructeur, incertitude qui constitue une limite substantielle à sa rationalité. Pour un professionnel du Contract Management, cette limite substantielle de rationalité prend par exemple la forme d’une immixtion fautive du Maître d’Ouvrage sur un marché de construction caractérisé par une obligation de résultat.
Ce principe consiste à dire que les agents (client comme fournisseur) ne possèdent qu’une rationalité limitée dans la prise de leurs décisions du fait de leur incapacité à prévoir tous les événements susceptibles de se produire dans le futur. Ces limites de perception qui perdurent pendant toute la durée de vie du contrat se retrouvent aussi au moment de la contractualisation et orientent les stratégies des cocontractants. Par exemple, un client-société concessionnaire d’autoroutes, désireux de faire construire un ouvrage d’art tel qu’un pont, optera pour un contrat EPC <Engineering Procurement & Construction> (projet clé en main) pour se départir de davantage de risques moyennant finance.
L’incomplétude des contrats, pari sur l’avenir et Contract Management
La théorie des « contrats incomplets »8 développée par Grossman, Hart et Moore découle de ce constat : il est impossible qu’un contrat prévoie tous les cas de figures et événements susceptibles de se produire dans le futur.
Oliver Hart s'est intéressé en particulier à l'allocation optimale du droit de contrôle : qui a le droit de faire quoi et dans quelles circonstances ?
En effet, du fait de cette incomplétude, les agents doivent mettre en place des systèmes de suivi et de contrôle au moment de la signature comme au cours de l’exécution du contrat. Ces actions permettent aux cocontractants de suivre les déviations contractuelles et de mieux encadrer les impacts coûts, délais et performances qui en découlent. Là encore, tout professionnel du Contract Management effectuera le parallèle entre cette notion d’« allocation optimale du droit de contrôle » et les mécanismes décrits dans tous contrats permettant aux cocontractants de renégocier les termes de la transaction initiale à la lumière de circonstances nouvelles apparues en cours de projet.
Ainsi, le Contract Management répondrait à cette nécessité de pallier les effets de l’incertitude ?
En un sens oui, car si l’on voit poindre les enjeux associés à l’idée de concevoir un « contrat optimum » (Bengt Holmström) cette tâche demeure un défi majeur pour des agents qui, confrontés à l’asymétrie d’information sont incapables d’appréhender tous les facteurs exogènes.
Aussi, procéder à des ajustements après signature au moyen de variations et par la négociation9 d’avenants lorsque des événements imprévisibles surviennent, constitue le cœur de l’action du contract manager <“Change management”>. En cela, les actions de change management10 permettent tantôt de protéger tantôt de servir les intérêts de l’entreprise tout en conservant un même objectif : l’équilibre économique du projet, voire de la société.
La théorie Néo-institutionnaliste apporte à ce titre des principes complémentaires parmi lesquels « l’opportunisme des agents » qui consiste à profiter des faiblesses du système de coordination pour en dégager un intérêt individuel plus élevé. Un contrat mal équilibré, un planning contraint ou encore des performances techniques difficiles à atteindre pousseront d’autant plus le fournisseur à faire preuve d’opportunisme et à constituer ex post, pour reprendre une locution propre aux économistes, les provisions qu’il n’avait pas pu inclure dans son coût au moment de la signature.
Afin d’illustrer cette notion d’« opportunisme des agents », prenons l’exemple d’un cahier des charges trop vague et peu prescriptif émis par un client : un fournisseur-opportuniste y répondra avec un prix très bas en ayant comme stratégie d’exécution de projet la revalorisation du contrat, par l’émission de demandes de variations, à mesure que le besoin du client est précisé en cours d’exécution du projet. Dans ce cas de figure, le fournisseur, plutôt que de pousser le client à mieux prescrire son besoin avant la contractualisation, se contentera de s’assurer qu’un mécanisme de gestion des variations ouvrant droit à renégociation du prix, des délais, des performances, est en place dans le contrat.
Couplées au principe de « rationalité limitée », ces attitudes peuvent conduire à des dérives telles que des promesses non tenues ou des tentatives de manipulation de l’information de la part de l’un des cocontractants au détriment de l’objectif commun :
- côté client, le refus de rémunérer des travaux supplémentaires pourtant commandés au moyen d’un ordre de travaux et,
- côté fournisseur, la présentation de réclamations non-justifiées par opportunisme ou la réticence à fournir de la visibilité sur l’avancement du projet.
Dans la droite lignée de l’économie comportementale nous conclurons en indiquant que le Contract Management a bel et bien pour vocation de réduire les incertitudes en favorisant une gestion proactive de la relation contractuelle et du contrat en lui-même. En amont de la contractualisation les contract managers peuvent au moyen d’incitations réciproques, améliorer les comportements des acteurs et tendre vers un contrat optimum.
Il y a donc fort à penser que l’étude et le suivi des comportements des acteurs continueront d’alimenter la gestion des contrats dans l’entreprise pour tendre vers une répartition juste des risques, des droits et obligations entre cocontractants. Face à une situation contractuelle pré-litigieuse, souvent inédite par son contexte, le contract manager faisant appel à l’apport de ces théories pourra faciliter la prise de recul nécessaire à l’analyse et à l’émergence d’idées nouvelles.
1 Théorie proche de la théorie des jeux qui met en lumière les moyens employés par un agent économique pour inciter un autre agent qui dispose d'une information à la lui dévoiler.
2 Le terme « prix Nobel d’économie » est impropre puisqu’il s’agit en réalité du « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel confondu à tort avec le « prix Nobel ».
3 Ci-après, le terme « client » devra être entendu comme correspondant au « mandant ou principal agent » et le terme fournisseur comme au « mandataire ou agent ».
4 Sélection adverse ou anti-sélection ; G. Akerlof, The Market for Lemons: Quality Uncertainty and the Market Mechanism.
5 A l’image d’un particulier qui accepterait de payer plus cher pour une voiture neuve auprès d’un constructeur dont il sait que les automobiles sont fiables.
6 A l’image d’un particulier qui négocierait âprement le prix d’une voiture d’occasion dont le carnet d’entretien ne lui a pas été fourni.
7 A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, en référence au concept « d’aléa moral »
8 Hart O. et Moore J. (1990), Property Rights and the Nature of the Firm, Journal of Political Economy, 98(6).
9 A. Brunet et F. Cesar abordent ce sujet dans l’ouvrage Le contract management, (2013).
10 Change management que nous proposons de traduire non pas par « gestion du/des changement(s) » tant cette notion revêt un sens large au niveau des organisations mais plutôt par « gestion de l’équilibre contractuel ».
Références:
Jensen M. C. and Meckling W. [1976], “Theory of the Firm : Managerial Behaviour, Agency costs and Ownership Structure ”, Journal of Financial Economics, Vol. 3, pp. 305-360.
A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.
Hart O. et Moore J. (1990), Property Rights and the Nature of the Firm, Journal of Political Economy, 98(6).
A. Brunet et F. Cesar, Le contract management, (2013).
La Tribune, Prix Nobel d'économie : Oliver Hart et Bengt Holmström récompensés pour leurs travaux sur la "théorie du contrat", 10/10/2016
Le Monde Economie, Nobel d’économie : Oliver Hart et Bengt Holmström, deux économistes au plus près de l’entreprise, 10/10/2016